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Culture populaire | Culture : quand le sublime côtoie la terreur

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_Un chien andalou_ de Luis Buñuel, 1928. Allociné

The Residents se définit comme « the weirdest band in the world », soit « le groupe le plus bizarre du monde ». Ce 4 septembre 2020, un drôle de message rouge clignote sur la page d’accueil de leur site : « Nappe de sang » ; derrière le message, on voit une photo de bébé hurlant sur fond d’effets stroboscopiques.

Collectif américain d’avant-garde dont on ne connaît pas les membres, la démarche des Residents est marquée depuis 1969 par l’exploration du bizarre, du morbide, du gore, à travers performances théâtrales, productions vidéos et musicales. Ils ont été, dit-on, jusqu’à faire saigner les oreilles de leurs fans durant des concerts où le groupe utilisait des fréquences sonores insupportables… tout en bloquant les portes.

L’art et la culture en général sont souvent associés à l’expérience de la beauté, du sensuel, pour parfois, en une sorte de paroxysme, atteindre le sublime. La notion de « supplément d’âme », fort utilisée par Malraux, créée par Bergson dans un essai sur les sources de la religion, est une manière de rendre compte de l’expérience culturelle comme antidote aux contingences prosaïques de notre vie quotidienne. Le « supplément d’âme » donne à la culture, à la culture bourgeoise en particulier depuis Kant et surtout Hegel, un caractère sérieux et sacré, quasi religieux.

Le sublime, cette terreur délicieuse

Mais l’expérience esthétique à connotation transcendantale, qui relève de l’âme libérée du corps, ne peut être dissociée, dans l’histoire de l’art et dans les pratiques culturelles contemporaines, de son miroir « négatif ». Un miroir qui renvoie aux abymes et aux tréfonds de l’expérience humaine et à l’expérience du corps plutôt qu’à celle de l’âme.

Le philosophe et homme politique Edmund Burke, en 1757, a mis en évidence cette dimension à travers sa définition particulière du sublime qui pour lui s’oppose à la beauté, comme « une terreur délicieuse », « un grand calme teinté de crainte ».

Le sublime se double chez Burke d’une impression de submersion, du sentiment d’être dépassé, de ne pas comprendre tout en étant attiré par l’étrange, le bizarre. Ainsi défini, ce sublime, que Burke renvoyait également à l’effet « awe » permet de circonscrire une dimension particulière de l’expérience esthétique, une dimension dangereuse, parfois terrible, voire horrible, qui apparaît aux confins de la peur et de la douleur. Un sentiment qui renvoie donc à la crainte, à la terreur, à l’incompréhension, à la fascination morbide. Si l’on poursuit l’analyse, l’effet « awe » définit l’expérience esthétique comme une expérience des limites, morales aussi bien que physiques pour les participants ou les publics. Hédonisme masochiste, cruauté, délices pervers, autant de tabous dans la vie quotidienne, que la culture permet d’explorer.

Nécessaire distance

Le sublime n’est pas toujours « terrible », mais pour Burke le terrible peut être sublime, à condition que la situation ménage une distance entre l’objet esthétique et le spectateur et qu’elle soit pourvue d’une « porte de sortie ». Oriana Binik analysant les textes de Burke écrit :

« Tout ce qui est effrayant, car menaçant la conservation de l’individu, est une source de sublime, à condition, toutefois, qu’il existe une distance entre l’individu et l’objet. Quand le danger ou la douleur s’approchent trop, ils ne sont pas en mesure d’offrir un grand plaisir et sont tout simplement terribles ; mais considérés d’une certaine distance et avec quelques modifications, ils peuvent être agréables. Si cette distance est garantie, alors la source du sublime peut produire le délice (delight), c’est-à-dire « la sensation qui accompagne l’éloignement de la douleur ou du danger. »

Côtoyer la douleur, le danger, s’en approcher, dans cette version de l’expérience esthétique, l’émotion s’appuie sur les sentiments de peur ou sur des formes étrangement inquiétantes, qui renvoient ou mobilisent en toile de fond la souffrance physique, le rapport à la mort, d’autres dimensions, comme la « sauvagerie » ou « l’animalité ». Mobilisation de sentiments à même cependant de procurer du plaisir, comme le souligne Burke, toujours selon une logique sociale qui les interdit dans la trame de vie quotidienne et qui donne un relief renforcé au caractère exceptionnel de l’expérience esthétique.

Nous sommes loin ici du sens commun bourgeois et du « « supplément d’âme » de la culture. Cette dimension quasi morbide est bien connue en peinture, chez des artistes comme Francis Bacon ou en littérature chez Antonin Artaud, par exemple. On retrouve cette tendance tout au long du XXe siècle dans les courants d’art moderne, comme le surréalisme, ou plus tard, dans l’art contemporain, chez Joseph Beuys ou plus récemment Damien Hirst.

Nature sauvage des émotions

Mais l’effet « awe » n’est pas l’apanage des formes artistiques légitimes. Il peut s’observer dans des expériences esthétiques liées à des objets qui ne sont pas inscrits dans l’histoire de l’art, des moments et des disciplines esthétiques moins « légitimes ».

Le danger et la menace physique peuvent se vivre dans un concert de rock par exemple. C’est ce que m’ont souvent dit mes interlocuteurs à propos des festivals auxquels ils participent et d’une forme de danse, le pogo, qui consiste, dans la fosse d’un concert, à se bousculer plus ou moins violemment entre spectateurs. Une confrontation physique qui implique le risque de la blessure, de la douleur, jusqu’à la bagarre.

« Le concert/festival est une étape « supérieure » pour moi, car, à travers une écoute commune, mes sentiments prennent davantage de sens, permettent d’extérioriser mes émotions et, à titre personnel, je ne trouve pas grand-chose de plus libérateur qu’un pogo, à me confronter physiquement à d’autres personnes en plein concert ; le pogo me rappelle la nature sauvage de nos émotions et, paradoxalement, ma fragilité face à ce monde. »

Le cinéma revêt également potentiellement ce caractère expérientiel particulier, notamment dans les films mettant en scène le corps maltraité, blessé, meurtri. Des premières tentatives de Luis Buñuel, aux films d’horreur et gore contemporains, dont les effets spéciaux rendent l’expérience toujours plus réaliste.

Le jeu vidéo apparaît comme une nouvelle version de cette expérience, où la créativité esthétique des développeurs place le joueur dans les situations extrêmes, et lui fait expérimenter autant la peur que les interdits, comme dans ces jeux où il est question de massacrer le plus d’adversaires possible à grand renfort d’effets sanguinolents, éclaboussures de sang, explosion des chairs.

Le goût du public pour se mettre dans ces situations inconfortables, voire malsaines, se retrouve également dans les nouvelles formes de tourisme, le dark tourism, avec ces tours operators qui mènent les touristes de Tchernobyl aux zones de guerre, des camps de concentration nazis à des musées de la criminalité. On retrouve ici une autre manière d’expérience des limites par la pratique culturelle. Un tourisme sombre qui permet d’approcher « tout ce qui est connu comme plus grand que les frontières naturelles de l’expérience individuelle ».

Approcher le danger, le maléfice voire la perversité et la mort sans véritable risque, en pouvant s’en extraire à tout instant, telles sont les perspectives émotionnelles qui se rapportent au côté obscur de la culture.

The Conversation

Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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