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S’il est encore trop tôt pour définir les moments clés de la pandémie actuelle, l’un d’entre eux a peut-être eu lieu le 14 mars 2020, lorsque le géant de l’industrie pornographique Pornhub, dont le siège social est à Montréal, a choisi de rendre son accès gratuit aux citoyens italiens jusqu’à la fin du mois avant d’étendre cette offre à tous sur la planète.
Au-delà de son caractère anodin, que peut nous révéler cette décision sur la sexualité de l’avenir ? Et quelles sont les réelles intentions de Pornhub ?
Loin d’être une question privée, le sexualité s’inscrit dans une perspective économique. Au XIXe siècle, le modèle puritain prescrit par exemple une sexualité limitée à la reproduction qui correspond à l’éthique de l’effort exigé à l’usine. Les années 60 s’accompagnent quant à elles de nouveaux slogans comme « Il est interdit d’interdire » ou « Faites l’amour, pas la guerre » revendiquant une jouissance sexuelle davantage en accord avec la jouissance des biens matériels de la société de consommation.
Paradoxalement, cette « libération » du sexe se paie d’un gigantesque processus de normalisation porté par la psychologie. Nombre de rapports par semaine, choix des partenaires, positions à expérimenter ou à privilégier : le sexe n’étant plus tabou, les dernières barrières qui le protégeaient du social sautent. La sexualité est montrée et affichée. Dès lors, la norme prend une place de plus en plus importante dans les pratiques.
Mes recherches en cours portent sur le lien entre le néolibéralisme et l’émergence de nouvelles spiritualités (développement personnel, méditation, yoga) dans les sociétés occidentales.
Porno et performance
La sortie du film Gorge profonde en 1972 constitue à ce titre un tournant dans la culture de masse. Le titre du film paraît en effet lier le sexe à un nouveau code en vigueur, celui de l’échec ou de la réussite (le terme renvoyant avant tout à une sorte d’exploit). À partir de ce moment, la pornographie ne cessera de renvoyer à un idéal sportif, hygiéniste, taillé aux normes industrielles de la performance.
La complicité entre pornographie et capitalisme n’ira qu’en augmentant au fil du temps. Des pratiques comme le sexe de groupe et les masturbations multiples déploient en fait la même logique d’accumulation – des partenaires, des éjaculations – que celle du capital.
Sous la forme d’une transparence généralisée, l’objectif de la pornographie est donc avant tout de rendre les corps visibles. Cette visibilité permet de gérer, de corriger et aussi de sanctionner plus facilement les comportements individuels, comme dans une aire ouverte où l’individu est d’autant plus docile qu’il se sait surveillé.
L’explosion de la pornographie
Encore cantonnée aux magazines et aux films jusqu’aux années 2000, la pornographie connaît un développement sans précédent grâce à Internet. Portée par des entreprises comme Youporn ou Pornhub, l’industrie pornographique génère jusqu’à 35 % du contenu téléchargé sur la toile.
Les chiffres ne mentent pas : plusieurs dizaines de milliers de nouveaux films tournés chaque année pour un chiffre d’affaires estimé à 50 milliards $ par an tous secteurs cumulés. L’ex-actrice Ovidie résume : « En dix ans, l’humanité a regardé l’équivalent de 1,2 million d’années de porno ».
Si on ajoute le fait que des versions dénudées du selfie et la diffusion de contenus sexuellement explicites sans le consentement de la personne concernée ressemblent de plus en plus à une étape obligatoire de socialisation pour les jeunes, la pornographie prend la forme d’une industrie massive du corps humain. Aujourd’hui, le sexe tend même à se calquer sur le modèle des géants du web, les GAFA, qui passe désormais par l’exploitation massive de données.
On peut donc penser que la décision de Pornhub relève moins d’une belle initiative que d’un changement structurel indispensable à une meilleure rentabilité.
Cibler les désirs
Une bonne illustration de ce nouveau modèle revient en fait au film Ex Machina, qui peut se lire comme une métaphore de la sexualité à l’ère du confinement.
Le film raconte l’histoire d’un jeune codeur informatique (Caleb) amené à participer à un test afin de déterminer si un robot du nom d’Ava est doué ou non de conscience. Le spectateur apprend au cours de l’histoire que le riche patron de l’entreprise de logiciels à l’origine de l’expérience s’est basé sur la collecte de données de Caleb pour élaborer Ava en fonction de son historique de recherches pornographiques.
En fait, tout l’intérêt du film réside dans cette interrogation : à quoi ressemblerait une sexualité au temps du digital labour, c’est-à-dire la mise au travail d’internautes. Comme l’explique le sociologue Dominique Cardon, le digital labour est un travail qui se présente souvent sous la forme d’un divertissement inoffensif et gratuit. On peut y inclure le visionnement de vidéos, ou les chats qui ont pour point commun de renseigner sur les goûts de l’utilisateur et de générer à son insu des « traces qui seront valorisées et monétisées par l’industrie numérique ».
En offrant la « gratuité » aux internautes, Pornhub ne fait rien d’autre que remplacer l’abonnement par une exploitation optimale des données qui pourrait devenir à terme son modèle privilégié.
Au XXIe siècle, la sexualité pourrait bien ressembler à ce désir individuel pris dans les mailles d’un circuit économique dopé au ciblage et à la personnalisation, à l’image du plan final du film Ex Machina montrant Caleb enfermé dans une cage de verre d’où il ne parviendra jamais à sortir. « Quand c’est gratuit, c’est vous le produit », nous apprend le marketing.
Des algorithmes efficaces
Le développement d’algorithmes de plus en plus efficaces est susceptible d’enfermer l’internaute dans une bulle de filtres. Celle-ci lui montre seulement ce qu’il connait déjà, son futur étant prédit « par le passé de ceux qui lui ressemblent ».
À l’enfermement physique s’ajouterait donc celui, plus cognitif, de l’imagination. L’utilisateur se retrouverait en quelque sorte « confiné » dans une boucle continue le renvoyant à ses propres préférences. À cela viendrait sans doute s’ajouter la menace de la dépendance. Pour mieux le dire, cette sexualité numérique et « gratuite » porterait donc le germe d’une sexualité narcissique et repliée sur elle-même.
La distanciation physique et sociale n’est pas uniquement la conséquence de la crise actuelle, mais l’extension logique – et dramatique – du programme de réformes néolibérales enclenché par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 80. À l’époque, le mot d’ordre était déjà le suivant : « la société n’existe pas ».
Penser une autre pornographie
La pornographie n’est pourtant pas vouée à faire l’objet d’une marchandisation des acteurs et des spectateurs. Elle a longtemps possédé un rôle pédagogique, philosophique et artistique qu’on peut aussi bien retrouver dans les discours de Platon que dans le traité du Kamasutra ou encore la poésie de Baudelaire. Tout l’enjeu reste de trouver le moyen d’en faire un outil d’émancipation plutôt que de contrôle.
Cette réappropriation peut bien sûr passer par la réduction de la consommation individuelle, mais aussi par la réappropriation des outils technologiques. Certains réseaux sociaux, (Pinsex, Fuckbook ou Uplust) permettent aux utilisateurs d’échanger et partager directement leurs propres photos ou vidéos. Il s’agit peut-être d’un premier pas encourageant dans l’émancipation vis-à-vis des grandes multinationales.
Elle pourrait plus simplement passer par un retour à l’érotisme, comme le proposait le critique culturel Mark Fisher. « Peut-on penser à une pornographie sponsorisée par Dior ou Chanel, dont les fantaisies seraient mises en scène de façon aussi artistique que la séance photo la plus glamour ? » Contre la réalité hyper augmentée du modèle Pornhub, qui va de pair avec le culte de la performance, des stéréotypes raciaux et du benchmarking humain, l’imagination, la fantaisie et la libre circulation du désir paraissent somme toute des demandes relativement modestes.
Après la répression, la plus grande menace pesant sur la sexualité, c’est la privatisation. Et s’il s’agit d’une vision un peu sombre de l’avenir, c’est parce que la crise récente a montré que la catastrophe n’était pas seulement un genre réservé à la science-fiction.
Dimitri M'Bama ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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