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Dans le panorama actuel des politiques culturelles, la notion récente de droits culturels vient interroger l’ancien vocable de la démocratisation culturelle.
Si la notion est inscrite dans le droit international depuis 1948 (Unesco, Nations-Unies), c’est en 2007, dans la déclaration de Fribourg, qu’elle est affirmée et apparaît comme une nouvelle ressource pour les politiques culturelles.
« Article 5 de la déclaration de Fribourg sur les droits culturels (accès et participation à la vie culturelle)
a. Toute personne, aussi bien seule qu’en commun, a le droit d’accéder et de participer librement, sans considération de frontières, à la vie culturelle à travers les activités de son choix.
b. Ce droit comprend notamment : la liberté d’exercer, en accord avec les droits reconnus dans la présente Déclaration, ses propres pratiques culturelles et de poursuivre un mode de vie associé à la valorisation de ses ressources culturelles, notamment dans le domaine de l’utilisation, de la production et de la diffusion de biens et de services. »
Les droits culturels consistent notamment en un élargissement de la définition de la culture à des aspects moins artistiques, au-delà du triptyque lettres, arts et patrimoines. Ils rendent possible la reconnaissance de pratiques plus quotidiennes, parfois très localisées, liées à des milieux sociaux restreints, des pratiques définies ou vécues comme culturelles par ceux qui les pratiquent et non par des experts ou des professionnels de l’art.
Les défenseurs de cette notion sont assez prompts à y voir, en France, une solution à l’échec de la démocratisation depuis 1959. D’autres, majoritaires, ne la connaissent pas, ne la comprennent pas vraiment, ou n’y voient qu’un avatar supplémentaire des politiques publiques. Pour considérer le potentiel de ce nouveau concept, peut-être faut-il s’arrêter ici sur des aspects des politiques culturelles et leurs effets sociaux rarement pris en compte.
Apporter la culture aux populations est ainsi depuis 1959 le fondement de la politique culturelle française, fondement qui s’est coulé dans le concept de démocratisation culturelle. Pour le dire avec les mots d’André Malraux dans son discours fondateur du Ministère de la Culture cette même année 1959, il s’agit « de rendre accessible au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité ».
Pour les porteurs de cette politique, élus, professionnels de la culture, certains artistes eux-mêmes, ce fondement s’appuie sur une évidence implicite qui n’est jamais interrogée, mais dont la véracité est douteuse. L’idée qu’une partie de la population française, surtout les milieux sociaux les plus modestes, n’auraient pas accès à la culture.
« Les populations n’ont pas accès à la culture »
Cette idée directrice de la politique culturelle pourrait paraître exacte si l’on s’en tenait à la définition restrictive de la culture qui la sous-tend. Lorsqu’en France il est question de culture, il est surtout fait référence à des formes culturelles que l’on appelle « œuvres », qui ont été labellisées comme telles et intégrées à l’histoire de l’art, ou sont en passe de l’être. Il s’agit plus d’art que de culture.
Cependant, il est une autre manière radicalement différente de définir la culture, non pas à partir des objets qu’elle produit, mais à partir de l’expérience qu’elle procure. Parmi l’ensemble des pratiques sociales, la culture peut être identifiée dans une perspective pragmatiste, à partir de l’expérience esthétique qui la caractérise. La culture est alors un ensemble de pratiques à même de procurer cette expérience esthétique, elle-même caractérisée par la mobilisation de notions et de sentiments, comme le beau, le sensuel, l’émotionnel.
À l’analyse, si cette expérience ne diffère pas en « nature », elle diffère par les moyens et les dispositifs que chaque milieu social se donne pour y parvenir. Et chaque milieu de définir et de faire évoluer, ce qui, pour lui correspond à la culture.
Dès lors, si l’on reconsidère la question de l’accès à la culture, celle-ci apparaît bien moins misérabiliste qu’à l’accoutumée. En effet, depuis plus de trente ans que je fréquente les milieux sociaux les plus divers, des plus pauvres aux plus aisés, ruraux, urbains, péri-urbains, différenciés également selon des variables d’âge, d’ethnie, de genre, je n’en ai jamais rencontré qui ne construisent leurs propres pratiques culturelles, et donc, leurs propres expériences esthétiques.
Bien sûr, les jugements de classe sont assez spontanés et on a tôt fait de mépriser l’expérience esthétique des autres, surtout si elle s’éloigne de l’histoire de l’art. Mais si la culture est définie ici par l’expérience esthétique qu’elle procure, ses usages sociaux s’éloignent aisément d’un bon usage inhérent aux politiques culturelles. Et si Malraux préconisait en 1964 une politique culturelle austère en déclarant, que « si la culture existe ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent », nos concitoyens ont eux des usages sociaux de la culture divers et surtout joyeux, hédonistes.
« Il existe des formes artistiques universelles »
Par ailleurs, lorsque Malraux parlait « des œuvres majeures de l’humanité » dans son discours de 1959, il donnait une perspective universaliste à la politique qu’il plébiscitait. La version élitiste de la culture du Ministère, bien que restrictive, se présente toujours comme étant de portée universelle, autre manière d’argument pour autojustifier sa pertinence et l’intérêt d’y investir des sommes massives.
Or, on peut aisément douter de la portée universelle d’œuvres essentiellement occidentales, seraient-elles le fait de Molière, Mozart ou Da Vinci. Les œuvres majeures de l’humanité ne sont pas plus universelles que d’autres. Il suffit pour le prouver d’appréhender en situation leur inefficience à provoquer la moindre émotion pour la majorité des milieux sociaux au sein de nos sociétés occidentales.
Ce que provoquent de manière majoritaire ces « œuvres majeures de l’humanité » pour de nombreux publics, c’est de l’évitement, parfois du rejet, le plus souvent de l’indifférence, rarement du partage ou de l’envie. Les professionnels rétorqueront que c’est une question d’éducation, qu’il faut la commencer plus tôt à l’école ; que ces formes artistiques sont pour tous, puisqu’elles sont estampillées universelles. Négation de la culture d’autrui qui se cristallise dans la figure généralisée d’un individu passif devant son écran de télé et, aujourd’hui, d’ordinateur. Mais nos concitoyens, parfois rétifs, souvent créatifs, seront toujours à même de construire des tactiques et des ruses pour conserver voire développer leurs propres pratiques culturelles, ignorants les œuvres décrétées comme majeures et bénéfiques pour eux.
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« La culture crée du lien social »
Enfin, il faudra nuancer une autre affirmation récurrente inhérente aux politiques culturelles : le fait que la culture crée du lien social. Si l’on considère l’indexation de toute pratique culturelle sur un milieu social, le fait qu’il n’existe pas de formes esthétiques universelles, on peut s’interroger sur ce fameux lien social. En effet, les pratiques culturelles renvoient toujours à des questions identitaires, d’appartenances sociales et de valeurs. Dire ce que je suis, ce que je pense, à travers un objet esthétique quel qu’il soit, c’est générer potentiellement l’adhésion autant que le conflit, parfois la haine. Si lien social il y a, il peut être positif comme conflictuel, selon différentes intensités.
Nous sommes à nouveau à l’opposé de l’idéologie culturelle de Malraux, pour qui le Ministère de la Culture relevait également d’un projet nationaliste républicain de cohésion nationale. En l’occurrence, une fois encore, nos concitoyens ne sont pas dupes, et il y a dans le rejet actuel du politique, lisible dans le vote extrémiste, l’abstention ou les récents mouvements sociaux, un sentiment de domination et d’impuissance qui concerne aussi les politiques culturelles.
Ceux que l’on appelle les « professionnels de la culture » ont l’impression (sincère) de représenter l’intérêt culturel des populations, ce qui n’est pas le cas. Malgré les récentes avancées sur la notion de « droit culturel », les expériences esthétiques imposées à la population avec l’argent de tous, restent celles d’une minorité. Les tentatives de redéfinition des équipements culturels à travers, par exemple, la notion fourre tout de tiers-lieux, sont sous financées par rapport aux grands équipements et au patrimoine. Et les programmations des institutions culturelles publiques, quand bien même se voudraient-elles plus ouvertes, restent socialement très marquées, il n’est qu’à constater le profil des publics abonnés.
Droits culturels et élargissement des politiques publiques
Il ne s’agit pas de remettre en cause le soutien à des formes artistiques non rentables ou déficitaires, au contraire, nous sommes bien là dans les missions légitimes du service public. Néanmoins, eu égard à la notion de droits culturels et des limites pointées ici, il s’agit d’inviter à recalibrer ce soutien pour permettre le développement de formes culturelles plus contemporaines, dans une perspective qui ne soit pas strictement artistique. Il s’agit de tenir compte des demandes des populations dans leur diversité, quand bien même ces demandes procéderaient majoritairement d’un besoin de divertissement et de plaisir, sans en exclure pour autant les enjeux esthétiques, mais également économiques, politiques et sociaux.
Les festivals estivaux ou les évènements dans l’espace public portés principalement par les collectivités territoriales, représentent souvent une tentative de réponse à ce type de demandes culturelles et relèvent bien d’une politique de droits culturels. Cependant, leur dimension démocratique est un trompe-l’œil comme le montre l’homogénéité de leurs publics. Par ailleurs, ils relèvent du bon vouloir des collectivités territoriales, la majeure partie des financements publics étatiques restant consacrés aux formes artistiques classiques et notamment aux équipements (scènes nationales, musées, écoles d’art), très peu ouverts à la diversité culturelle réelle.
« Le sociologue légitimiste croit que les classes populaires sont muettes parce qu’il ne sait pas qu’il est sourd ; c’est sur leur silence supposé qu’il entame son lamento misérabiliste. » (Claude Grignon, « Un savant et le populaire », Politix, n° 13, 1991)
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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