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Culture populaire | Du Tacite chez Rammstein ?

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_Germanicus devant les restes des légions de Varus_, par Lionel Royer, 1896, musée du Mans. Wikimédia, CC BY

Une musique inquiétante. Une ambiance sombre, presque romantique. Un bout de terre au milieu des marais, illuminé par un rayon rouge. Et une indication : Germania Magna. 16 A.D. (« Grande Germanie, 16 apr. J.-C. »). Ce cadre dans lequel s’ouvre le très attendu dernier clip de Rammstein, Deutschland, ne peut a priori que faire saliver tout antiquisant fan de métal (un type d’intersection qui n’est pas si rare, à en croire la page Facebook « Heavy Metal and the Classical World »). Il cache pourtant une incongruité significative qu’on va essayer d’éclaircir ici.

De retour après dix années de quasi-silence, du moins du côté de la création musicale, Rammstein présentait donc le 28 mars à 18h le premier single de son nouvel album. Le court-métrage réalisé par Specter Berlin revisite l’histoire de l’Allemagne en un certain nombre de temps forts, de la peste bubonique à la Rote Armee Fraktion en passant par les camps de la mort, ce qui a donné lieu, au passage, à une polémique probablement stérile sur les supposés fantasmes néonazis du groupe, qui a toujours professé ses convictions antifascistes et son ancrage politique à gauche (fournissant d’ailleurs une de leurs meilleures chansons, à l’humble avis de votre serviteur). Depuis, Juliette Gramaglia a, pour Arrêt sur images, désamorcé la polémique.

Il n’est cependant pas question ici des convictions du groupe de métal industriel allemand, pas plus d’ailleurs que de l’intérêt musical de ce nouveau morceau, dont les synthés rétros et les riffs plutôt efficaces peineront, peut-être, à enrayer l’impression de lent déclin que donnent les six membres depuis les chefs d’œuvre Mutter (2001) et Reise, Reise (2004).

On ne commentera pas non plus l’imagerie grandiose, la photographie magnifique ou le format panoramique du film, tous éléments qui illustrent, une fois de plus, la capacité de Rammstein à s’entourer des meilleurs créateurs visuels et leur sensibilité au spectacle tout autant qu’au son. Car un élément beaucoup plus discret, mais tout aussi intéressant, aura retenu l’attention de qui connaît un peu la période sur laquelle s’ouvre le clip Deutschland : précisément cette date de 16 apr. J.-C. Celle-ci est, à plusieurs titres, étrange, et se demander pourquoi cette borne précise a été choisie peut amener à une réponse surprenante. Qu’on en juge.

Le territoire germain dans l’Antiquité

Rammstein choisit donc d’ouvrir son clip sur les tentatives de conquête de l’Empire romain en Germanie au tournant du Ier siècle av. et du Ier siècle apr. J.-C. Le cadre de l’ouverture évoque bien ce qu’était le territoire germain dans l’Antiquité : un espace difficilement praticable, recouvert de forêts (à la différence par exemple de la Gaule pendant la conquête de César), émaillé de marais, bref, un pays difficile d’accès pour les Romains, et en même temps susceptible de nourrir tout un imaginaire contemporain. On y voit une petite troupe de légionnaires romains, à en juger par les armures (on passera sur les anachronismes), progresser de nuit jusqu’à un arbre où sont pendus quelques cadavres. Devant celui-ci, une barbare, peut-être une prêtresse, finit de décapiter un cadavre – qui se révèlera être celui du chanteur, Till Lindemann –, un loup à ses côtés. Les plans de coupes, éclairés en rouge, semblent montrer des Germains. Après l’écran-titre, la scène se clôt en même temps que la musique débute et accompagne la charge de la petite troupe romaine ; une ultime image présente un champ de bataille, plus médiéval qu’antique, avant que le film bondisse à la période contemporaine.

La suite du film et les paroles donnent un sens évident à cette séquence d’ouverture. Rammstein revisite ici l’histoire de l’Allemagne. Le fil rouge, matérialisé par des lasers de même couleur, comme l’a noté Fabien Randanne, est constitué par la présence continue, la tête du chanteur en main, de l’actrice Ruby Commey dans le rôle de Germania, ce qu’indique le générique final. Germania, allégorie de la nation allemande, est un symbole nationaliste surtout utilisé au XIXe siècle, pendant le processus de constitution de l’état-nation allemand. Dans la perspective historique d’un « roman national » recréé ici par Rammstein, la référence antique est un attendu.

En effet, les rétroprojections du nationalisme allemand n’hésitaient pas à faire remonter les racines du Reich à la période romaine. Cette présentation n’a certes aucune forme de valeur historique, étant donné que la Germanie était au Ier siècle de notre ère un territoire morcelé, occupé par des peuples hétérogènes et sans sentiment d’appartenance commune : l’Antiquité a bien plutôt été le lieu d’une reconstruction postérieure faisant de la résistance de certains peuples à l’impérialisme romain (une notion en elle-même complexe) l’origine fantasmée d’une nation allemande rebelle et autonome. Mais c’est précisément sur ce point que le clip de Rammstein introduit une originalité discordante.

Lorenz Clasen, Germania gardant le Rhin, 1860.

Le rêve d’une Germania Magna

De fait, dans le discours nationaliste du XIXe-XXe siècle, le point de départ de cette geste allemande n’était pas situé en 16 apr. J.-C., mais en 9 apr. J.-C. C’est à cette date, en effet, qu’avait eu lieu un événement important aussi bien historiquement que symboliquement : la défaite du général romain Publius Quinctilius Varus et la destruction de ses trois légions (15 000 hommes, plus les troupes auxiliaires) par le chef de guerre chérusque Arminius, pourtant ancien allié de l’Empire. Événement traumatique pour les Romains, tout d’abord du fait des pertes humaines : Suétone raconte qu’Auguste, en tenue de deuil, passa plusieurs mois à hurler en se frappant la tête contre les portes « Varus, rends-moi mes légions ! » (Suétone, Vie d’Auguste, 23).

Surtout, ce massacre du bois de Teutobourg (dont le site a récemment été retrouvé au nord d’Osnabrück, en Basse-Saxe) marquait un coup d’arrêt au projet d’extension de l’Empire romain sur le territoire germain et au rêve d’une grande province romaine de Germania Magna. Le fait est que, dans la dernière grande phase d’expansion qu’avait connue Rome après la victoire d’Auguste à Actium (31 av. J.-C.) et qui avait accompagné l’installation du régime impérial, plus encore que l’Asturie, la Cantabrie ou l’arc alpin, la Germanie était une cible de choix. Dans l’imaginaire romain, les Germains étaient un peuple d’autant plus sauvage qu’il était sis loin de Rome, qu’il entretenait moins de relations commerciales ou diplomatiques avec la cité État italienne que d’autres peuples « barbares » et que son territoire était à peu près inconnu : les connaissances géographiques de l’époque montrent une représentation très fautive de l’espace de l’Europe centrale et septentrionale (on pense par exemple à cette époque qu’il existe un passage entre la mer Noire, la Caspienne et la Baltique, et on sous-estime largement la superficie de l’Europe de l’Est).

Carte du monde tel que se le représentait le géographe Eratosthène au IIIᵉ siècle av. J.-C. (tirée de L. Figuier, La Terre et les mers, ou description physique du globe, 1884).

Guerriers redoutables

Par ailleurs, les Germains sont considérés comme des guerriers particulièrement redoutables, notamment depuis que deux peuples venus du Nord mais en migration vers le sud de l’Europe, les Cimbres et les Teutons, avaient sérieusement menacé l’Italie, à la fin du IIe siècle av. J.-C. C’est d’ailleurs peut-être la crainte de potentielles nouvelles invasions qui avait poussé Auguste à tenter de conquérir la Germanie, à moins que le premier empereur de Rome ait voulu faciliter la défense des frontières de l’Empire (le limes) en en repoussant la frontière nord-est du Rhin à l’Elbe, ce qui permettait de réduire l’angle saillant que la frontière du Rhin formait avec le Danube, autre limite naturelle de l’Empire. Mais faute de sources, les motivations profondes d’Auguste restent obscures. Peut-être que ce projet n’avait d’autre raison d’être que la logique impérialiste elle-même, le désir que « le nom de Rome inspire la crainte partout, jusqu’aux extrémités du monde », que « toutes les bornes qui ferment la terre, Rome les touche de ses armes » comme le chante Horace (Odes, 3.3.45-54). Ces différentes raisons ne sont d’ailleurs pas exclusives les unes des autres.

Monument d’Hermann (Hermannsdenkmal) dans la forêt de Teutberg.

Quoi qu’il en soit exactement de ce plan, et après une vingtaine d’années de conquêtes prometteuses, il avait été ruiné par l’échec de Varus en 9 apr. J.-C. Cet événement fournit le point de départ à différents discours sur l’identité allemande dès la Renaissance, lorsque les œuvres d’un historien romain, Tacite, commencèrent à être publiées. Tacite n’avait pas écrit sur la défaite de Varus, mais le point de départ de sa grande œuvre historique, les Annales, était situé à peine cinq ans après la destruction des légions romaines. Il avait également rédigé un traité ethnographique sur les Germains, la Germania, qui connut lui aussi une fortune immense à partir du XVIe siècle. C’est à cette époque que la figure d’Arminius fut progressivement reprise comme celle d’un héros national – un peu comme le sera Vercingétorix en France au XIXe siècle –, notamment sous l’influence de Luther, peut-être le premier à « germaniser » son nom en Hermann (dérivant pour lui de Heers Mann, en allemand le « chef de guerre »). La référence devint incontournable dans la période suivante : Arminius et la victoire de Teutoburg apparurent alors, dans le prisme déformant du discours nationaliste, comme le premier acte de la glorieuse histoire allemande. Ces éléments sont bien connus et ont été analysés en détail par la recherche.

Revenons à Rammstein. Si le groupe cherchait à représenter (pour les déconstruire ou non, ce n’est pas notre propos) quelques scènes-clefs de l’histoire allemande, il était naturel de commencer par cet acte fondateur. Or, l’indication chronologique qui ouvre le clip est bien 16 A.D. et non, comme on pouvait s’y attendre, 9 A.D. La référence était tellement attendue, tellement évidente que certains s’y sont laissés prendre. Plus observateur, d’autres ont remarqué l’incongruité. Elle est d’autant plus visible que le massacre de l’armée romaine est un motif qui n’est pas étranger à la culture populaire : sa violence, son aura de mystère et sa signification politique ont déjà largement inspiré l’iconographie de la “pop culture”. Entre mille exemples, citons la bande-dessinée « historico-conspirationniste » (L’Histoire secrète).

Planche tirée de la bande-dessinée L’Histoire secrète, t. 7 « Notre-Dame des Ténèbres », Delcourt, 2006.

Sur l’image ci-dessus, les plus attentifs auront remarqué l’erreur chronologique : « 9 avant J.-C ». au lieu de « 9 après J.-C ».

Une erreur chronologique ?

Il y a donc une indifférence manifeste de la part de Rammstein vis-à-vis de la date de 9 apr. J.-C. Est-elle volontaire ? Il serait facile d’avancer qu’il s’agit là d’une simple erreur chronologique de la part de vulgaires metalleux. Sans doute pas : Rammstein est loin d’être un groupe d’ignorants ; au contraire, comme on le verra, ce sont des artistes tout à fait capables de mobiliser des références littéraires fines et précises, et il serait imprudent se laisser enfermer ici par les personnages qu’incarnent ses membres sur scène ou dans la sphère publique.

De même, on peut raisonnablement douter d’un choix aléatoire : si tel avait été l’objectif, le groupe aurait probablement choisi une date plus symbolique, par exemple 19 apr. J.-C., il y a exactement deux millénaires. C’eût été plus facile, et, historiquement, pas totalement absurde ; quant à la portée allégorique, elle aurait été tout autre. Mais l’argument le plus évident en faveur d’une datation réfléchie et référentielle est qu’il s’est bien déroulé plusieurs événements en 16 apr. J.-C. mettant aux prises les Germains et les Romains. Et nous les connaissons particulièrement bien, grâce au récit de Tacite.

Les campagnes de Germanicus

En 14 de notre ère, le successeur d’Auguste, Tibère, qui avait lui-même brillamment dirigé les opérations en Germanie vingt ans auparavant, envoya son fils adoptif et héritier présomptif, Germanicus, à la frontière de l’Empire. À la tête des armées du Rhin, le jeune homme brillant, âgé de moins de trente ans à cette époque, avait pour mission non pas de conquérir le territoire pour le réduire en province (le projet de Germania romana avait vécu), mais de venger l’honneur romain. Deux objectifs concrets lui étaient fixés : reprendre aux barbares les aigles des légions de Varus, symbole militaire très important à Rome, et si possible défaire Arminius pour le ramener à Rome et le conduire devant son char dans un triomphe, comme César l’avait fait, par exemple, pour Vercingétorix.

Extrait de l’épisode 10 de la saison 1 de Rome (HBO, 2005), exécution de Vercingétorix à la suite du triomphe de César (un petit mensonge historique pour un grand spectacle à l’américaine).

Les expéditions durèrent trois campagnes, de 14 à 16 apr. J.-C. et furent au mieux un demi-succès, au pire un quasi-échec. Un lieutenant de Germanicus, Aulus Caecina Severus, faillit périr dans une nouvelle embuscade d’Arminius en 15 avec plusieurs légions, et la stratégie de Germanicus ressembla plus à une série de razzias punitives, souvent violentes, contre les peuples germains hostiles à Rome qu’à une progression méthodique en territoire barbare. La propagande impériale, cependant, présenta l’issue de ces campagnes comme une victoire. On comprend mieux, à présent, l’incongruité de commencer un film sur l’histoire allemande par ce qui, historiquement et symboliquement, se présente comme un non-événement, surtout à côté de la défaite de Varus cinq ans plus tôt.

Une référence explicite à Tacite ?

Je pense pourtant que le choix de situer le début du clip en 16 apr. J.-C. est une référence très consciente à ces expéditions de Germanicus telles qu’elles sont racontées par Tacite. Le récit de l’historien romain abonde en tableaux sombres de ce territoire germain quasi inconnu, obscur à l’excès, barbare dans son essence, avec ses forêts impénétrables, ses marais trompeurs, ses montagnes que seuls les autochtones semblent pouvoir fouler. L’esthétique baroque et gothique de Rammstein pouvait largement trouver dans Tacite un précurseur et inspirateur, et puiser dans son récit de quoi nourrir sa propre fantaisie.

Certes, cette hypothèse suppose que le groupe connaisse la littérature antique et qu’il soit capable de s’en emparer. Notre tradition du dualisme facile – culture populaire/culture savante – résiste à cette interprétation. C’est idiot : comme Antiquipop le montre depuis plusieurs années, l’Antiquité est un territoire qu’investit de plus en plus la “pop culture”. En l’espèce, c’est aussi absurde pour deux raisons. D’une part, Rammstein a témoigné par le passé de son importante culture littéraire. Le groupe n’a aucun mal à réécrire des poèmes de Goethe (les premiers mots de Rosenrot évoquent « Heidenröslein », tandis que la chanson Dalai Lama suit la trame du célèbre « Roi des Aulnes », « Erlkönig » en version originale) ou à citer Bertolt Brecht (le refrain de Haifisch reprenant les paroles de la complainte de Mackie tirée de l’Opéra de quat’sous). D’autre part, la connaissance de Tacite, un auteur si fondamental dans la construction nationale allemande, n’est pas forcément réservée outre-Rhin à une petite élite de professeur·e·s de latin et d’historien·ne·s. Elle fait partie, en quelque sorte, d’un patrimoine collectif que se sont appropriés les Allemands depuis le XIXe siècle.

Plus avant, je soutiendrais même que la référence est peut-être plus explicite encore, plus directe. De fait, dans la séquence d’ouverture de Deutschland, la petite troupe des soldats romains observe, horrifiée, les cadavres de leurs camarades (semble-t-il) pendus aux arbres, soumis, peut-être, à des rites locaux. Ce type d’image, ou a minima l’atmosphère de la scène, fait directement penser à ce qu’observent les soldats romains de Germanicus lors de leur deuxième campagne punitive sur le territoire germain. Lors de celle-ci, les légions retrouvent le champ de bataille du Teutobourg où avaient péri plusieurs milliers de leurs compagnons. Le texte de Tacite, magnifique, mime à travers la description de ce camp fantôme, retourné à l’état de nature, repassé, en quelque sorte, sous domination des puissances barbares, les traces de la défaite romaine (Tacite, Annales, livre 1, chapitres 61 et 62, traduction P. Wuilleumier) :

« Aussi César [Germanicus] éprouva-t-il le désir de rendre les derniers honneurs aux soldats et à leur chef, et toute l’armée présente fut émue d’une profonde compassion envers les proches et les amis, et aussi devant les hasards des guerres et le sort des hommes. Caecina est envoyé en avant pour sonder les profondeurs des bois, établir des ponts et des chaussées sur les marais humides et les plaines trompeuses, puis on s’avance en ces lieux lugubres, pleins d’images et de souvenirs affreux. Le premier camp de Varus avec sa vaste enceinte et l’étendue de son quartier général montrait le travail de trois légions ; plus loin, un retranchement à demi écroulé et un fossé peu profond indiquaient déjà l’endroit où s’étaient établis leurs restes déjà décimés ; au milieu de la plaine, des ossements blanchis, épars ou amoncelés selon qu’on avait fui ou résisté. À côté gisaient des fragments de traits et des membres de chevaux, et sur des troncs d’arbres étaient clouées des têtes. Dans les bois voisins s’élevaient des autels barbares, où les tribuns et les centurions du plus haut rang avaient été immolés. Ainsi l’armée romaine présente, six ans après le désastre, ensevelissait les ossements de trois légions. »

Lisons plus particulièrement ces deux phrases : « À côté gisaient des fragments de traits et des membres de chevaux, et sur des troncs d’arbres étaient clouées des têtes. Dans les bois voisins s’élevaient des autels barbares, où les tribuns et les centurions du plus haut rang avaient été immolés. » Ne croirait-on pas lire le script de l’ouverture du clip de Rammstein ? La parenté d’atmosphère, en tout cas, ne peut manquer d’interpeller.

Un rapport ambigu à l’histoire

Que le groupe de musique ait ou non cet arrière-plan littéraire en tête, le fait de ne pas débuter cette anti-épopée nationale par la grande victoire (certes fantasmée) d’Arminius contre l’impérialisme romain est révélateur. Ce choix traduit, je pense, le rapport ambigu des membres de Rammstein à leur propre histoire nationale et, en dernier lieu, à l’Allemagne elle-même. C’est bien ce que traduisent les paroles. « Allemagne – mon cœur en flammes/veut t’aimer et te maudire/Allemagne – ton souffle froid si jeune, et pourtant si vieux » (« Deutschland – mein Herz in Flammen/Will dich lieben und verdammen/Deutschland – dein Atem kalt/So jung – und doch so alt ») : ce « cœur en flammes » (une référence limpide à un autre tube de Rammstein) fait le constat de l’impossibilité du patriotisme face à une histoire si sanglante, cause de « tant de pleurs » (selon les premiers mots de la chanson, « Du hast viel geweint »). Au sein du premier couplet, le jeu sur l’homophonie haben (« avoir »)/hassen (« haïr »), principal ressort de la chanson Du Hast, prend dans le cadre de ce patriotisme impossible de Deutschland un sens renouvelé. « On peut t’aimer, mais ce qu’on veut, c’est te haïr » (« Man kann dich lieben/Und will dich hassen »), chantera plus loin Till Lindemann. Ce motif n’est pas nouveau : certaines chansons du groupe (par exemple Pussy, America ou Mein Land) portaient déjà un message politique hostile à certaines formes de patriotisme ou d’impérialisme.

Dans cette dynamique, l’utilisation de la référence aux campagnes de Germanicus, conclues par la victoire partielle des Romains lors de la bataille de la Weser à Idistaviso, précisément en 16 apr. J.-C., et célébrées l’année suivante dans le triomphe de Germanicus à Rome, serait une manière de donner un point de départ ambigu à cette célébration paradoxale de l’histoire allemande, de nourrir, en somme, un contre-discours, opposé à la geste nationale traditionnelle. D’ailleurs, on aura remarqué que, dans le clip, les membres du groupe tiennent le rôle des Romains et non celui des Germains : manière, peut-être, de traduire en image ce rapport ambivalent à leur propre pays. L’Antiquité sert, ici, un processus d’externalisation et de décentrement, tout à fait dans le ton du reste du film.

Va-t-on trop loin avec toutes ces hypothèses ? Peut-être, mais grâces soient rendues à Rammstein de donner l’occasion, rare mais essentielle, de parler d’Empire romain et de littérature latine, et celle, encore moins fréquente, de pouvoir lier deux passions aussi distantes que l’Antiquité et le métal industriel allemand.

The Conversation

Louis Autin does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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