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Le 17 mai 2013, les Daft Punk publiaient leur quatrième album Random Access Memories, délaissant leur home studio pour des studios d’enregistrement classiques et remplaçant leurs sampleurs et boîtes à rythmes par des instrumentistes humains.
À l’époque, l’écho médiatique et le succès furent considérables, et il reçut cinq Grammy Awards, dont celui de « l’album de l’année ».
Mais Random Access Memories se voulait plus qu’une actualité musicale éphémère : les Daft Punk ont affiché leur ambition de l’inscrire dans la lignée de grands albums classiques comme Dark Side of the Moon de Pink Floyd, Sgt. Pepper’s des Beatles ou Thriller de Michael Jackson.
Dix ans plus tard, l’anniversaire de sa sortie nous donne l’occasion de se questionner avec plus de recul sur la place de cet album dans la musique populaire contemporaine.
Un album passéiste ?
Le rapport au passé musical exprimé dans cet album a suscité l’admiration de nombreux nostalgiques mais aussi le rejet de la critique moderniste, qui l’accusa de passéisme. Il est vrai que les Daft Punk s’inspirent volontiers de musiques des années 1970 et début 80, juste avant l’avènement de l’ère numérique – l’époque de leur prime enfance.
Le titre Random Access Memories porte en lui toute l’ambiguïté du rapport que le duo, dont le succès s’est construit à l’époque où le Web se démocratisait, a toujours entretenu avec l’informatique. D’une part, il fait référence à la mémoire vive des ordinateurs (RAM pour random access memory en anglais) dont le fonctionnement n’est, selon eux, pas si éloigné de celui d’un cerveau humain. D’autre part, il renvoie aux « souvenirs » fragmentaires de l’histoire de la musique invoqués sur l’album, provenant d’une époque à laquelle la mémoire était bien humaine.
Trois des artistes invités sur l’album, Nile Rodgers, Giorgio Moroder et Paul Williams étaient alors au sommet de leur carrière. Mais on ne peut réduire Random Access Memories à son rapport au passé : l’histoire s’y frotte en permanence au présent et à l’ambition d’ouvrir de nouvelles voies. Ainsi, à ces trois invités « historiques » répondent pas moins de six invités contemporains des Daft Punk, qui sont d’ailleurs plus présents : Pharrell Williams, Julian Casablancas, Panda Bear, Chilly Gonzales, DJ Falcon et Todd Edwards.
La préférence des Daft Punk pour le son analogique mérite également d’être relativisée. S’ils réincluent dans leur pratique des machines anciennes dont l’usage s’était raréfié (magnétophone à bande, console analogique, chambre d’écho…) pour en exploiter les qualités sonores spécifiques, d’autres ont en réalité toujours coexisté avec le numérique (synthétiseurs analogiques, microphones et effets vintage…).
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Plus important, les Daft Punk ne bannissent aucunement les technologies numériques les plus récentes, comme le montrent les interviews de leurs ingénieurs du son Peter Franco, Mick Guzauski et Antoine Chabert, mais limitent leur usage à des tâches spécifiques (montage, certains effets, mastering…). De fait, le logiciel audionumérique Pro Tools leur est indispensable, et prend place au cœur de leur processus créatif. Les Daft Punk semblent surtout rejeter les logiciels de modélisation ou d’émulation, qui imitent des machines existantes.
Au fond, plus qu’un retour en arrière, les Daft Punk défendent dans Random Access Memories l’idée que la musique électronique peut évoluer autrement que par une fuite en avant technologique ; ils refusent l’injonction de sonner « numérique », très présente dans le discours de critiques comme Simon Reynolds ou Sofian Fanen.
Du « homework » aux « teachers »
Dans leur premier album Homework (1997), les Daft Punk se présentaient en élèves faisant leurs devoirs : leurs « maîtres », les artistes anglo-saxons qui les avaient inspirés sont énumérés dans la chanson « Teachers ». À la sortie de Random Access Memories, devenus l’influence majeure d’une nouvelle génération, c’est à leur tour de montrer la voie : « Give Life Back to Music » exhorte leurs contemporains à « redonner vie à la musique » et « Giorgio by Moroder » vante le parcours de précurseur de l’intéressé.
Mais leur « enseignement » passe surtout par l’exemple de leur propre démarche créative. Dans leurs interviews, les Daft Punk défendent une certaine vision de l’ambition artistique, qui consiste à bousculer les normes établies pour « ouvrir le champ des possibilités », ce qui se traduit de différentes manières dans Random Access Memories.
Cet album révèle par exemple un travail important sur les structures. Les formes standards comme le couplet-refrain de « Get Lucky » y sont peu communes, et certaines chansons ont des structures très singulières comme « Touch ». D’une durée dépassant huit minutes, elle donne l’impression d’une suite de sections enchaînées sans cohérence particulière, mais en y prêtant attention on peut y déceler deux thèmes vocaux distincts, successivement introduits, exposés et développés avant d’être mêlés l’un à l’autre en conclusion. « Touch » est également le point central d’une structuration globale à l’échelle de l’album (7e piste sur 13), qui comporte également une progression harmonique et thématique cohérente.
Autre exemple, le parti pris de remplacer les sampleurs et boîtes à rythme par des musiciens humains n’est pas aussi passéiste qu’il n’y paraît. En effet, la méthode créative des Daft Punk n’a pas simplement consisté à faire jouer une composition à des interprètes, mais davantage à susciter une improvisation collective guidée de façon à capter un moment musical unique enregistré sur le vif.
Ils ont ainsi obtenu une matière sonore originale de consistance équivalente à celle qu’ils avaient l’habitude de sampler, à partir de laquelle ils ont créé leurs compositions par l’arrangement et le montage. En somme, les Daft Punk ont expérimenté un processus compositionnel hybride, qui n’est ni vraiment celui de la culture pop et rock, ni tout à fait celui de la culture DJ, mais qui emprunte à ces deux univers sur le plan créatif. C’est l’un des aspects les plus singuliers de leur démarche.
Daft Punk : héritage
Depuis Random Access Memories, les Daft Punk ont collaboré avec The Weeknd et Parcels, des artistes très différents qui apparaissent comme les continuateurs privilégiés de la vision ambitieuse défendue dans cet album. Il ne fait guère de doute que son succès a également contribué à remettre au goût du jour les sonorités disco que l’on entend si couramment dans la pop française et internationale actuelle. Mais ce vernis rétro n’est qu’un reflet finalement assez superficiel qui reflète peu la réelle profondeur de Random Access Memories.
En privilégiant dans cet album l’investissement créatif, l’expérimentation en studio, le développement de structures singulières, une instrumentation foisonnante, des sonorités inouïes et la remise en cause des normes de l’industrie musicale, les Daft Punk se sont inscrits dans une certaine vision de l’ambition artistique, que l’on percevait déjà chez les Beatles, les Beach Boys, Pink Floyd et dans le rock progressif, puis plus tard chez Radiohead ou Björk, pour ne citer que quelques noms. Cette vision n’appartient ni au passé, ni à l’avenir, ni à un style musical en particulier : elle existe depuis longtemps et trouve encore des défenseurs, sans doute minoritaires, au sein de l’industrie musicale.
En se retirant du jeu le 22 février 2021, les Daft Punk ont fait de Random Access Memories leur ultime héritage. Eux-mêmes se présentent désormais en groupe à la carrière achevée, comme l’a récemment confirmé un Thomas Bangalter à visage découvert : leurs sorties récentes ou à venir, composées de rééditions et/ou d’inédits, sont tournées vers leur propre passé et la construction d’une image d’artiste « culte », modèle pour les générations à venir, comme celle qui crée actuellement de nouveaux contenus basés sur leur musique sur la plate-forme TikTok, grâce à un partenariat annoncé il y a quelques mois dans les médias. Dans l’attente, peut-être, qu’un gamin vienne enfin clamer « les Daft Punk ont tout faux ! », comme ils l’espéraient déjà en 2013. Le meilleur moyen, assurément, de dessiner des sourires bien humains (après tout…) derrière leurs casques impassibles.
Sébastien Lebray ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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