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Culture populaire | Bonnes feuilles : « Les fans. Une approche sociologique »

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A Graceland, la maison-musée d'Elvis Presley. Flickr / Ian McKellar, CC BY-SA

Les fans ont mauvaise presse mais ont souvent les faveurs des médias. Ils intriguent, inquiètent, surprennent, amusent, indignent, émeuvent… Ces passionnés passionnent. Pourtant, on sait relativement peu de choses les concernant. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Pourquoi et comment devient-on fan ? Qu’est-ce qu’être fan ? Quel en est le prix à payer ? Peut-on en retirer quelque profit ? Être fan est-il dangereux, pour soi ou pour les autres ? C’est à ces questions que l’ouvrage de Gabriel Segré, « Les Fans. Une approche sociologique » ambitionne de répondre. Il lève le voile sur ces passionnés, leurs pratiques et leur engouement. Extrait.


On aurait tort de penser que le phénomène des fans ne naît qu’avec la société des loisirs, du spectacle et de la consommation de masse. On peut faire remonter loin dans le temps les premières formes d’admiration et de dévotion. Shakespeare fait l’objet d’une passion qui se traduit, depuis la moitié du XVIIIe siècle, par la visite de son lieu de naissance à Stratford-Upon-Avon qui attire encore 400 000 visiteurs par an. Duffett compare les admirateurs de l’époque victorienne et leurs pratiques aux fans de Presley qui se rendent à Graceland.

En 1923, la foule immense, « ardente et recueillie », évaluée à un million d’admirateurs éplorés, qui vient rendre hommage à Sarah Bernhardt lors de ses funérailles à Paris préfigure celles qui célébreront Claude François puis Johnny Hallyday un siècle plus tard. La chanteuse lyrique suédoise Jenny Lind a fait l’objet, à la fin du XIXe siècle, d’une véritable Lind Mania et vu ses admirateurs aller jusqu’à acheter des mèches de ses cheveux.

Pour Antoine Lilti (2014), le XVIIIe siècle voit l’invention de la célébrité, produit de consommation collective par des admirateurs que l’historien n’hésite pas à appeler « fans » et qui déjà peuvent se montrer bien envahissants et parfois hystériques. Les figures de la littérature et de la pensée (Voltaire, Rousseau), du théâtre (Mademoiselle Clairon, Garrick, Sarah Siddons, Joseph Talma) comme celles de la Révolution (Marie-Antoinette, Voltaire, Rousseau, Cartouche, Mirabeau, Marat, Charlotte Corday) ont leurs fans, leurs portraitistes, leurs caricaturistes, leurs effigies dans les musées de cire. Elles suscitent déjà admiration, fascination, identification, curiosité, désir de proximité chez ces premiers fans, qui écrivent des lettres (à Rousseau par exemple, qui compte des centaines de fans), et veulent accéder à l’intimité de la vedette. Des compositeurs, au XIXe siècle, comme Franz Liszt, ou des poètes comme Lord Byron vont accéder à cette même célébrité et se voir adulés par des fans, déjà décrits comme malades, hystériques, hypnotisés.

La période de l’âge d’or de Hollywood et du star-system, dans les années 1920 et 1930 voit se développer le phénomène de la célébrité et des fans. Ceux-ci, déjà, collectionnent les photos des stars, les coupures de journaux et tout ce qui a trait à la vedette, poursuivent celle-ci pour un autographe, mais aussi des fétiches divers, une mèche de cheveux, un bout de tissu. Ils fondent des fan-clubs. Parfois même ils se suicident, éperdus d’amour (quand disparaît Rudolf Valentino) ou se livrent à des scènes d’hystérie collective (à l’occasion des funérailles du chanteur).

À la fin des années 1920, les studios hollywoodiens reçoivent plus de 32 millions de lettres de fans par an destinées aux stars masculines comme féminines. Les stars les plus populaires de l’époque, Clara Bow et Mary Pickford reçoivent plus de mille lettres par jour. Les studios créent des services destinés à répondre à ces courriers. Edgar Morin constate l’avidité de connaissance et de collecte de tout ce qui touche à la vedette. Il analyse déjà les rapports d’identification et de projection qui lient les fans aux stars et rend compte de l’amour déclaré à la vedette, vénérée comme une idole, admirée comme un être d’exception, chérie comme un amour, imitée comme un modèle, et suivie comme un guide.

Mark Duffett observe, lui, que très tôt, les fans, regroupés dans des fan-clubs puissants (celui de l’actrice et cantatrice Jeanette MacDonald, créé dès 1937 ou celui de Clark Gable entre autres), se montrent solidaires (ils se regroupent et se cotisent pour aider l’un de leurs membres) et influents (ils exercent du lobbying pour imposer leur vedette au casting d’un film). Le public féminin, dès le début des années 1940, se livre à des manifestations d’enthousiasme durant les concerts de Sinatra, qui constitueront un modèle repris par les fans d’Elvis puis de quantité de vedettes.

La Presleymania ou la Beatlesmania, et la ferveur qui accompagne les rock stars et groupes de rock voient se développer et se généraliser les pratiques de fans (dévotion, mimétisme, quête de reliques, scènes de ferveur collective, expression spectaculaire et ostentatoire de l’admiration…). Le phénomène s’étend à l’univers des séries cultes et sagas cinématographiques ou littéraires, alors que naissent et se développent des communautés de passionnés, toujours plus actifs et fervents.

État de l’art

Le sociologue français Edgar Morin (1957), est le premier en France à prendre au sérieux les fans et leurs pratiques et à proposer une analyse de la religion des stars (de cinéma) et du culte des vedettes (hollywoodiennes). Marie-Christine Pouchelle (1983) prolonge l’analyse (et l’analogie religieuse) en prenant pour objet les fans du chanteur populaire Claude François. Pierre Bourdieu (1979), s’il ne se focalise pas sur ces fans, dépeint pourtant un consommateur militant, dominé et aliéné, antithèse de l’amateur d’art et des produits culturels légitimes, distingué et distancié.

Dominique Pasquier (1999) propose une analyse compréhensive des toutes jeunes téléspectatrices de la série télévisée Hélène et les Garçons, ouvrant la voie à toute une série de travaux sur les fans de séries, entrepris en sociologie ou en sciences de l’information et de la communication. À sa suite, Philippe Le Guern (2002), Jean‑Pierre Esquenazi (2002), étudient les fans des séries Le Prisonnier et Friends. Sébastien François (2009), Martial Martin (2011), Mélanie Bourdaa (2012), se penchent sur ceux de la saga Harry Potter, et des séries Lost et Battlestar Galactica, soulignant notamment l’activité créatrice des fans.

Emmanuel Ethis (2008), dans les traces de Morin, s’intéresse aux fans des stars de cinéma et au processus d’identification. Christian Le Bart et Jean‑Claude Ambroise (2000) prolongent l’analyse des fans de musique et notamment de rock (les Beatles), avant que Gabriel Segré (2003, 2007), Juliette Dalbavie (2012) ou encore Pauline Guedj (2012) ne se livrent à l’étude de ceux d’Elvis Presley, Georges Brassens ou Prince.

Ces travaux restent peu nombreux. Force est de reconnaître que sociologues et anthropologues français se montrent peu sensibles à l’engouement que les fans suscitent et que cet objet de recherche demeure parmi les objets illégitimes et impensés. Il l’est d’autant plus que les objets de ces passions appartiennent à la culture populaire (comme Elvis Presley ou Claude François) et que les passionnés eux-mêmes appartiennent aux catégories les plus populaires, présentant des profils souvent bien éloignés de celui du chercheur.

Depuis une quinzaine d’années se développent des travaux plus nombreux sur les fans de séries télévisées ou de la culture geek entrepris souvent par des chercheurs fans eux-mêmes (les aca-fans), dans le prolongement des travaux de Jenkins, et le sillon des fan studies ou cultural studies anglo-saxonnes.

La présence des aca-fans et des fan scholars (ces fans qui poursuivent des études et recourent au savoir universitaire dans leurs écrits et productions à destination de la communauté de fans) témoigne de la proximité de ces adeptes avec les catégories supérieures et du rapprochement de l’objet de leur passion avec la sphère des objets de la culture légitime, ou, pour le moins, du processus de reconnaissance culturelle des objets en question

Aux États-Unis, une abondante littérature académique entreprend très tôt d’étudier de réhabiliter les fans, de rendre raison de leur activité, de valoriser leur participation à leur culture, à sa production comme à sa diffusion et à sa promotion. Ces travaux entrepris au sein des cultural studies, par des théoriciens de la culture, des spécialistes des médias, voire des études folkloriques ou musicales, ont en commun de rompre avec des écrits (de journalistes et de psychologues notamment) qui tendaient à marginaliser et stigmatiser les fans, les présentant comme immatures, excessifs, déviants, dédiés au culte fanatique d’une idole ou d’une œuvre et victimes des industries culturelles.

Les travaux, entre autres, de John Tulloch (1995), Henry Jenkins (1992) Lisa Lewis (1992), Camille BaconSmith (1991) ou John Fiske (1989a, 1989b, 1992), puis ceux de Matt Hills (2002) illustrent cette entreprise de réhabilitation des fans et cette démarche ethnographique, caractérisée par une observation de l’intérieur des communautés de fans par des chercheurs parfois fans eux-mêmes (les aca-fans), ou des fans issus du monde académique (les fan scholars).

L’influence de chercheurs issus de l’École de Birmingham (Stuart Hall, David Morley) mais également de l’université française (Michel de Certeau) est grande et assumée, pour penser la façon dont les fans adaptent les contenus, les interprètent, les transforment. La réception est pensée comme activité, performance, participation, ensemble de négociations, bricolages et créations. En témoignent les concepts et outils d’analyse que vont produire et utiliser ces chercheurs : « culture participative », « productivité », « braconniers » du texte (textual poachers).

Si elles portent sur des passions très diverses, beaucoup de ces recherches sur les fans se focalisent sur les publics de la télévision et du cinéma, qui forment des communautés particulièrement actives et investies et constituent des terrains très riches : Doctor Who, Dallas, Star Wars, Star Trek, Twin Peaks, Harry Potter, Matrix, Batman

Ces travaux ont d’abord pris le contre-pied des analyses disqualifiant et marginalisant les fans, pour éclairer la dimension résistante de leur rapport aux contenus. De plus en plus, sous l’impulsion notamment de Henry Jenkins, ils rendent raison de la dimension participative de l’activité des fans, dans un contexte de développement des nouvelles technologies et du numérique.

Beaucoup réinterrogent les frontières entre l’objet et le récepteur, le créateur-professionnel et l’amateur. Ils témoignent notamment de la grande diversité des créations et productions des fans, comme en atteste un champ lexical qui s’enrichit sans cesse de nouveaux termes particulièrement significatifs : fan art (production d’œuvres picturales), fan fiction (production d’écrits fictionnels), fansubbing (élaboration de sous-titres), cosplay (réalisation de costumes), filk music (détournement ou création de chansons), fan video (réalisations de vidéos), fanadvertising (réalisation de publicités et de matériel promotionnel).

Les fans. Une approche sociologique.

Ces recherches sur les fans expliquent le pouvoir grandissant des fans qui deviennent des interlocuteurs privilégiés des industries culturelles, et peuvent parfois engager avec elles des bras de fer ou collaborer avec elles. À présent, se développent en effet des travaux sur les liens toujours plus importants entre les industries culturelles et les fans, et sur la participation de ceux-ci au travail de promotion et aux actions marketing (Nike, Lego). Ils montrent comment entreprises, éditeurs, producteurs, et diffuseurs exploitent les créations des fans et leur désir participatif pour la promotion de leurs produits, auteurs, séries… à l’ère de la « culture de la convergence » où « anciens et nouveaux médias entrent en collusion, où médias amateurs et médias professionnels se rejoignent, où pouvoir du producteur et celui du consommateur interagissent… ».


Gabriel Segré, « Les fans. Une approche sociologique », collection « l’Opportune », Presses Universitaires Blaise-Pascal.

The Conversation

Gabriel Segré does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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