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Le personnage de Johnny Baudelaire est une célébrité du monde airsoft ce jeu de rôles dans lequel les participants utilisent des répliques d’armes à feu. Je rencontre son créateur chez lui, le 18 février 2019 au soir. Très actif sur les réseaux sociaux comme sur les champs de bataille, il refuse que je divulgue son vrai nom. Régulièrement, il publie les photos mises en scène de son personnage en action dans le dernier uniforme qu’il a créé, une tenue de combat camouflée avec armes et accessoires. Oui, me dit-il, les combats hebdomadaires de Johnny Baudelaire dans des usines désaffectées sont l’aboutissement d’une démarche continue de création dont on peut suivre l’évolution sur Facebook ou Instagram. Le monde du reenactment se dédouble constamment sur Internet.
L’exploration de la culture et des arts sous toutes leurs formes nous conduit vers des pratiques culturelles où il n’est plus tout à fait question d’œuvres, de productions plastiques ou de musique. L’expérience esthétique y est pourtant bien réelle, structurante, vécue à la fois à la première personne et collectivement, sur le terrain ou les réseaux sociaux. Les reconstitutions historiques, le reenactment et l’airsoft sont des pratiques distinctes qui ont en commun cependant la mobilisation de scénarii mis en œuvre par les participants eux-mêmes.
Elles nous plongent dans la zone inconfortable des loisirs culturels caractérisés néanmoins par un souci de chaque instant de l’expérience esthétique. Mise en scène situées des acteurs dans des mondes proches ou lointains, le Moyen Âge, la période napoléonienne ou la Deuxième Guerre mondiale pour ne citer que les plus à la mode. Dans cet environnement souvent guerrier, différentes formes d’expression sont mobilisées : mise en scène et performance théâtrale, réalisation de costumes, de décors.
Le reenactment est très masculin dans sa version airsoft. La participation des femmes est plus importante pour les reconstitutions historiques d’autant plus lorsqu’elles se situent au Moyen Âge, où parfois, des familles entières participent avec leurs enfants. Ils concernent des milieux sociaux plutôt « populaires », bien que parfois des artistes ou des universitaires s’y immiscent sur un mode mineur, mais valorisateur.
Entre passé réinventé et futur imaginaire guerrier
Il faut remonter à la fin du XIXe siècle, en Angleterre et aux États-Unis notamment, pour voir émerger les premières pratiques de reenactment. Ce que l’on appelle alors les « pageant » se situent eux-mêmes dans la tradition religieuse issue du Moyen Âge, et ce qui était appelé « jeux », « miracles » et « mystères ».
Comme toujours en matière culturelle, l’histoire des pageant et du reenactment est très politique. Les reconstitutions étaient commandées par les élites sociales, manière d’imposer leur conception de l’histoire. Comme le précise Anne Bénichou, la distribution des rôles parmi les membres de la communauté reflétait souvent les hiérarchies socio-économiques et « les pageants » écrit-elle, « constituaient un puissant outil de confirmation des valeurs et des normes sociales ».
A l’inverse aujourd’hui, comme nous l’analysions dans un article précédent sur les fanfares qui étaient imposées aux XIXe siècles aux populations comme moyen de cohésion sociale, le reenactment peut représenter un moyen de résistance à la version officielle ou académique de l’histoire, tactique de résistance par la pratique culturelle aurait pu dire Michel de Certeau. Une réappropriation selon un paradoxe propre à ces pratiques où se côtoient parfois simultanément l’obsession du respect historique, l’anachronisme (ne serait-ce que dans le lien constant de leurs pratiquants avec Internet), la réinvention fictionnelle du passé, voire des manières de fantasmer le futur à partir d’une lecture du présent toute subjective.
Le Puy du Fou en France est parmi les spectacles de reconstitution précurseurs les plus connus. La polémique sur la partialité de la reconstitution qu’il propose est propre au monde du reenactment, elle en est constitutive. Au-delà de ce débat, le parc relève d’un mode de mise en scène spécifique, en frontal devant des spectateurs. Elle diffère d’autres scénographies participatives comme les déambulations (fête de Jeanne d’Arc à Orléans), ou les reconstitutions de batailles, en campements et mouvements militaires. Une participation qui peut prendre un caractère de combats sportifs lors de combats médiévaux appelés Béhourds.
Un spectacle dont on fait partie
Loisir bénévole pour beaucoup, il devient chronophage, lorsque, membre d’un groupe ou d’une association, on se doit d’être présent, de passer son week-end entier sur un champ de bataille, jusqu’à dormir sur place, sur le terrain. Vivre l’histoire pour mieux se l’approprier. Véronique Hochedé qui prépare une thèse à l’Université de Picardie Jules Verne sur les reconstitutions médiévales me décrit les désagréments de situations vécues week-end après week-end, dans le froid, sous la tente où il faut dormir sur des couches de paille inconfortables et où l’hygiène reste rudimentaire. Dans l’inconfort physique des situations mises en scène, jour et nuit, dans la boue, la poussière, ou la chaleur étouffante se joue une expérience esthétique de l’homme à son environnement, dans un lien sensible et profond avec les éléments physiques.
Le loisir culturel devient parfois dévorant financièrement aussi, lorsque les passionnés deviennent collectionneurs, et sont prêts à investir leurs économies pour un uniforme ou qu’ils veulent se procurer une arme factice ou d’autres accessoires et matériels, surtout pour le airsoft.
L’engouement pour le reenactment participe ainsi d’une réinvention de notre rapport au passé par les représentations et les réalisations qu’en proposent leurs participants. La dimension performative des rôles joués mobilise les individus comme acteurs d’une théâtralisation collective. Pour une bonne partie d’entre eux, la pratique du reenactment se situe dans le registre du mimétisme propre à la performance. Comme l’écrit Aline Caillet, « celui-ci ne relève pas du jeu de l’acteur (to play) mais du jeu de rôle (to act) », dans une perspective ludique à même de se passer de spectateurs.
Mais il s’agit bien de jouer au sens théâtral du terme. Jouer en costume devant un public, en l’occurrence un fait historique, ou jouer à la guerre en respectant l’histoire et en y tenant un rôle. Pour une autre part enfin, certains jouent plutôt de l’imaginaire, de l’anachronisme et s’émancipent totalement de l’histoire, notamment pour l’airsoft, ou chacun peut construire son rôle, l’inventer, en être l’auteur pour l’accomplir.
Patrimoine et art contemporain
Si la dimension esthétique de ces pratiques se situe au niveau du jeu des acteurs, elle s’est récemment affirmée en s’immisçant de manière surprenante dans les mondes de l’art contemporain. Ces liens inattendus fonctionnent dans les deux sens, faisant évoluer le reenactment et l’airsoft, mais travaillant en retour les mondes de l’art.
Côté airsoft, c’est le cas du créateur de Johnny Baudelaire dont le nom révèle un grand écart entre culture populaire et culture classique, joue avec l’ambiguïté des deux mondes. Photographe par ailleurs reconnu internationalement, au-delà des performances guerrières éphémères du champ de bataille, chacun de ses posts sur instagram inscrit Johnny Baudelaire dans un temps long, dont il parle comme de l’art expérimental. L’objectivation sur les réseaux donne une consistance publique au personnage.
La qualité de son travail photographique et de ses films, sa maîtrise technologique l’ont très rapidement distingué d’autres personnages du milieu. « Ma plus grande réussite, me dit-il, est certainement d’avoir trouvé une solution pour filmer en portant trois caméras sur moi, en ayant trouvé le moyen qu’elles restent chargées un jour entier ».
La mise en scène de son personnage relève d’une démarche de franc-tireur de l’art chère à Howard Becker, feignant de rompre avec les codes du milieu artistique pour mieux y revenir. En l’occurrence, une interrogation esthétique où l’art contemporain est télescopé avec les mondes des super-héros, du jeu vidéo en référence notamment à Call of Duty, et des personnages de séries à l’esthétique proche de Game of Thrones.
Côté reenactment, la démarche est plus politique pour Jeremy Deller qui reconstitue une bataille entre ouvriers et forces de l’ordre en 1984 en Grande-Bretagne, durant les grandes grèves de la période Thatcher. Dans cette posture artistique militante, le rapport au passé vient interroger le présent de manière incisive. Remettre dans l’histoire des moments éphémères constitue un élément clef de la démarche, quitte à réinventer le passer pour redonner de la dignité à ses acteurs, en l’occurrence les ouvriers britanniques. Morad Montazami analyse le film de Deller comme le « double » de cet événement, (qui)loin « d’en tirer un simulacre d’histoire, transfigure le déclin en progrès ». Le travail de Jeremy Deller révèle ainsi la mise en abîme dont est porteur le reenactment et son potentiel d’autant plus critique qu’il fonctionne entre histoire et présent, reconstitution et champ artistique. Manière de réappropriation de l’histoire présente également chez Sandy Amério, qui passe par une « ré-intrication » de la grande Histoire avec les mémoires collectives et les pratiques culturelles contemporaines.
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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